Je me réveillai doucement. Un calendrier accroché au mur indiquait 9 novembre 1876.
Je soupirai alors longuement et me dis à part moi « Eh voilà, encore un voyage dans le temps. Qui vais-je donc rencontrer ce mois-ci ? »
Certes, après deux bonds dans le temps et dans l’espace, l’habitude commençait à me gagner mais non pas la lassitude heureusement.
Je me levai donc de la couchette dans laquelle j’étais étendu et regardai tout autour de moi. L’étroitesse, la composition et l’organisation du lieu me laissèrent à penser que j’étais dans la cabine d’un navire.
Effectivement, je ne tardai pas à remarquer un hublot et je me précipitai pour regarder au-dehors. Le navire était immobilisé. Je sortis alors de ladite cabine pour m’enquérir de ce qu’il se passait. Là je vis un homme posté sur le quai et je m’écriai donc :
« Excusez-moi Monsieur, où nous trouvons-nous s’il vous plaît ? »
« Vous avez accosté à Bordeaux, Monsieur. Débarquez et prenez votre temps. Nous avons encore toutes ces marchandises à décharger ».
Ce monsieur, assez bonhomme, tenait un calepin et semblait noter toutes les marchandises qu’il lui passait devant les yeux, portées par des rouleurs.
Au moment même où je posai pied à terre, ce gros monsieur renflé de vie rit à plein poumon et me fit même peur. Il plaisantait avec les dockers du port.
Je m’approchai alors de lui pour lui demander des indications sur la ville.
« Incroyable me dit-il, vous ne connaissez pas Bordeaux ? Philippe Bernède pour vous servir –me dit-il en me proposant une cordiale poignée de main. Venez, nous allons au café de mon beau-père. Nous pourrons discuter et sur le chemin pour s’y rendre, je vous ferai lever la tête une fois ou deux pour que vous admiriez notre belle endormie. »
« Comment s’appelle donc ce café ? » avançai-je
Philippe se contenta de me donner cette carte.
Après avoir longé les quais et traversé la Place des Quinconces, mon bon ami m’amena au Café des Mille Colonnes donc qui était planté au fond des allées Tourny.
Au lieu de mille colonnes il n’y en avait que huit, mais de la terrasse, nous pouvions apercevoir de l’autre côté des allées le fameux Grand-Théâtre.
« Il n’y a pas meilleur guide que moi -affirma Philippe- car je suis représentant de commerce. Je parcours toutes les routes de la région pour y vendre les produits de la firme qui m’emploie. En l’occurrence, je vends toute sorte de graines : du sègle, du blé, etc. »
« Et comment en arrive-t-on là ? » demandai-je
Philippe me raconta alors : « Mon arrière-grand-père était vigneron à Barsac et venait souvent à Bordeaux pour vendre son vin. Il s’est même marié à une bordelaise. Plus tard, son fils s’installa définitivement ici et devint charretier dans le quartier des Chartrons qu’il connaissait bien pour avoir accompagné son père à vendre son vin. Il devint charretier donc, c’est-à-dire qu’il transportait des marchandises au moyen de chevaux et de charrettes.
Il continua : « Mon père commença aussi dans le métier mais préféra celui de rouleur. Peut-être les appelez-vous docker. On commence à les appeler ainsi, surtout les jeunes. Mon père déchargeait les tonneaux de vin des gabares et les menait au port au vin en les faisant rouler, d’où le nom que nous, les anciens, employons encore. Ah mon père, un brave homme. Il travaillait pour les entrepôts Laîné. C’est jusque dans ces grandes bâtisses en pierre que mon père faisait rouler les tonneaux de vin depuis les navires commerciaux.
Aujourd’hui les entrepôts Laîné sont devenus un musée d’art contemporain.
« Avec mes frères, on profita de notre implantation familiale dans le quartier et notre connaissance du monde des marchandises et du commerce bordelais pour devenir de vrais marchands.
Mon frère aîné Philippe choisit le premier d’être commerçant.
Mon frère Jules s’inscrivit plutôt dans le commerce du papier.
Mon frère Romain but les joies du négoce du vin.
Je décidai d’en prendre de la graine. L’idée germa alors…. de devenir représentant de commerce dans le domaine des grains et des graines : orge, céréale, blé, avoine, seigle » finit-il, satisfait de sa blague et de son humour en général.
En moi-même, je me fis la réflexion suivante « Cet humour… Cette profession de représentant de commerce, un vrai VRP de mon temps, celui-ci ! »
Il poursuivit :
« Ma sœur Victorine se maria avec un commerçant en huiles de table.
Et ma sœur Jeanne se maria avec un négociant en vins.
Notre père n’était pas peu fier de la réussite de ses enfants. Lui avait transporté les marchandises. Désormais notre famille les vendait.
Je me suis marié avec une fille de béarnais. Mon beau-père qui tient ce café et que je vous ai présenté tout à l’heure vient en effet de la Vallée d’Aspe.
Avec Anne-Marie, nous avons deux belles petites filles et nous espérons avoir d’autres enfants encore. Nous attendons le bon moment car nous habitons encore l’immeuble familial rue Barreyre. Et je ne suis pas le seul de mes frères et sœurs à y loger sa famille.
Tenez, allons-y d’ailleurs. Je vais vous présenter à Maman. Une incroyable femme, vous verrez. »
Nous quittâmes donc notre table et reprîmes alors par la Place des Quinconces quand nous aperçûmes une véritable colonne de feu qui montait dans les airs.
De la cendre, du rouge vif et des nuances de gris s’envolèrent en une mince mais sombre spirale non loin du navire qui m’avait débarqué.
Philippe s’écria :
« Mais ça vient de la rue Borie. Oh non pas comme il y a trente ans. Pourvu que la maison ne soit pas touchée. »
Car Philippe habitait avec sa famille entière rue Barreyre qui avoisine la rue Borie.
Il courut alors et malgré son embonpoint, je ne réussis pas à le suivre. Arrivé sur les quais, un docker me reconnut et me dit qu’on m’attendait sur le navire. Regrettant de n’avoir pu remercier mon guide de la journée, je laissai Bordeaux à sa préoccupation du moment, c’est-à-dire aux flammes qu’il fallait éteindre dans toute une rue. Je montai à bord et m’endormis dans ma cabine.
Le surlendemain, je n’étais toujours pas revenu chez moi. J’étais demeuré dans cette cabine. Les voyages dans le temps sont toujours rapides dans le sens de l’aller et on a toujours plus de mal à revenir 🙂 Peut-être parce que se plonger dans le passé est passionnant…
Le surlendemain donc, on m’apporta La Petite Gironde et je pus constater avec soulagement que seulement l’arrière de l’immeuble de Philippe était touché. Seulement des dégâts matériels heureusement couverts par l’assurance.
Le soir je m’endormis en pensant à tout ce que j’avais vécu et le lendemain je me réveillai enfin chez moi.
Plus tard, alors que j’enterrerai un proche au cimetière de la Chartreuse, je passerai devant cette modeste chapelle funéraire sur laquelle est inscrit « Famille BERNEDE BETOULE » et je me souviendrai alors avec joie de la personnalité de Philippe, de sa bonhomie, de son humour.
Les rues étaient désertes, nul bruit ne troublait le calme de la nuit ; je marchais lentement, faisant effort pour chasser le sommeil qui m’envahissait1.
Je me concentrais pour ne pas m’endormir. Je ne savais pas ce qui faisait ainsi effet sur moi. Mes yeux commençaient tout simplement à ne plus me répondre.
Je me mis alors à longer les quais de Seine, puis décidai de les quitter afin que mon esprit ne s’éteignît pas complètement.
Le Louvre vu depuis les quais de Seine, rive gauche
De retentissants appels éclatèrent du fond de la rue où je m’étais engagé. Un certain nombre d’hommes en armes s’agita et me cria au loin de venir les rejoindre. Je ne souhaitai pas m’engager dans une telle entreprise et esquiva la proposition en m’abritant furtivement et rapidement dans le hall d’entrée ouvert le plus proche.
Je sus plus tard que j’étais au 31 rue de Verneuil.
Je m’apprêtai à monter les escaliers quand un homme déboula de chez lui, me vit et m’interpela sèchement : « Que se passe-t-il ? »
« Peu de choses » lui répondis-je.
Et à ce moment précis, le tocsin sonna. Je m’étais visiblement trompé. Mon homme me le confirma en devenant blême. Il me lança sèchement : « je ne sais si vous souhaitez prendre des dispositions de combat. Mais si tel n’est pas le cas, rentrez et vite ! »
L’homme nous barricada et pendant ce temps je le questionnai sur la situation extérieure que je ne saisissais pas bien.
Surpris, il me répondit instinctivement dans un mélange de français et d’un patois que je ne reconnus pas : « Bôuën Dieu, tu ne serais pas un de ces galfatres avolaé qui courent les venèles de Paris en quête d’aventure et qui n’a pas plus d’oro qu’un éfaont qui tette ? »2
J’avoue que je ne sus quoi répondre. Comprenant alors que j’étais complètement perdu, il me dit : « mais tu ne te rends pas compte, c’est l’insurrection ici. Des semaines que les communards se battent. Tu ne viens pas d’ici et tu n’es pas au courant de ce qui se passe, ça se voit. Reste donc là en attendant que ça se calme. Je me présente, Pierre-Auguste de Saint-Denis »
Il me tendit une poignée de main cordiale que je serrai avec empressement. Ce ne fut qu’à ce moment-là que je compris en face de qui je me trouvais : l’arrière-grand-père de ma grand-mère.
Et de questions en discussions, nous passâmes la nuit à échanger. Ce fut un tourbillon de paroles dont je vous livre le récit que Pierre-Auguste me fit.
« Quand j’étais môme dans ma Normandie natale, j’avais des cousins dans le village d’à côté.
Habit traditionnel normand au XIXe siècle
Nous y allions régulièrement et c’est là-bas que je fis la connaissance d’Albert. Ah, cet ami, c’est par lui que tout commença pour moi. Un jour -j’avais vingt ans- et malheureusement Albert vint me voir pour m’annoncer la mort de son frère aîné qui était libraire. Albert m’annonça qu’il reprendrait la boutique. Je me mis à son service n’étant fixé dans aucun emploi et j’appris le métier à ses côtés. Des années formidables. Enfin pour moi. Pour Albert aussi mais je l’entendais fustiger constamment contre sa situation au regard de ce que les librairies parisiennes représentaient économiquement.
Et puis, un jour, après avoir bien réfléchi, j’annonçai à Albert que j’allais, moi, tenter ma chance à Paris en tant que libraire.
Il me rit au nez en me rappelant que pour obtenir le brevet il fallait connaître du beau monde et que nous, nous n’étions rien là-bas.
Je décidai tout de même d’y aller. A l’époque, pas de train comme aujourd’hui. Qu’il fut long et fatiguant ce voyage, je m’en souviens encore. Arrivé sur Paris je réussis à trouver un petit boulot de commis de libraire. Je fis ma place tranquillement et en 1853, à 27 ans, j’obtins le précieux sésame3 et m’installai boulevard de la Madeleine4.
En voyant ma réussite, Albert courut à Paris et il obtint le brevet quatre ans plus tard, en 1857. Nous nous associâmes une première fois. Que j’ai aimé ce quartier de la Madeleine. Il ne ressemblait pas tout à fait à ce que le baron Haussmann en a fait par la suite. Bon, c’est vrai que j’ai bien aimé ce quartier aussi parce que j’y ai rencontré mon épouse. Elle habitait à 200 mètres de la boutique et je la voyais passée de temps à autres. Une fois elle s’arrêta carrément dans la librairie, nous fîmes connaissance et nous nous rendîmes compte instantanément que nous nous plaisions.
Nous nous mariâmes alors dans l’année.
Marie du 9e arrondissement de Paris
Alors évidemment, penses-tu, à ce moment-là il fallut que je visse plus grand. La perspective de devoir nourrir une famille me poussa à proposer à Albert une nouvelle association dans un quartier de Paris plus propice aux affaires. Et c’est ainsi que nous installâmes notre nouvelle librairie quai Voltaire.
Coupure de Presse – Journal « Le Moniteur Universel » du 29 mai 1865 – Page 6/12
Je lui laissai l’habitation qui surplombait la boutique. Je m’installai avec mon épouse enceinte ici, rue de Verneuil. C’était il y a 5 ans. Aujourd’hui nous avons 3 enfants adorables. »
Pierre-Auguste se retourna alors.
Berthe, Albert, Marie, venez saluer notre invité, je vous vois derrière la porte, je sais que vous ne dormez pas. Ah ces coquins, ils aiment quand je raconte ces histoires-là.
Berthe : « et oncle ‘Guste-Noël, où est-il ? »
Pierre-Auguste : « il est reparti chez nous, en Normandie, tu sais bien. »
Pierre-Auguste se tourna alors cette fois vers moi.
« Oui, mon frère [Auguste-Noël] vint un temps dans l’espoir de gagner un peu mieux sa vie.
Je lui passai des livres à vendre sur les bords de Seine mais ça ne dura qu’un temps, il ne s’y retrouvait pas et il repartit finalement.
Les bouquinistes de Paris
Ah, le Pays ! Je n’y suis retourné qu’une fois, c’était pour présenter ma femme à toute la famille. Tout le monde était présent. Mes frères et sœurs, mes neveux. On nous fit même l’honneur de retarder le baptême du petit Adolphe-Alexis pour que nous puissions, ma femme et moi, en être la marraine et le parrain. Quelle joie c’était de retourner au Pays !
C’est que je suis un vrai normand, hein !
Depuis des dizaines de générations, nous demeurons au Nord de Coutances. Du côté de mon père, la famille est plutôt tisserande, même si mon père, lui, est bourrelier5. Mon grand-père maternel, lui, était matelot. Faut pas oublier qu’on n’est pas loin de la mer dans le Contentin. Il adorait la mer à c’qui paraît mon grand-père. Il naviguait au service de la République puis à celui de Napoléon. Mais plus pour faire vivre sa famille que par un quelconque idéal. Il n’était pas bête mon grand-père. Je suis sûr au fond que s’il avait vécu à mon époque et si l’occasion s’était présentée comme elle s’est manifestée à moi, il serait devenu un grand homme. Il fut de toute manière un grand homme pour moi. Il est mort trop tôt et loin de chez nous, à Anvers en 1809… Bref, j’ai l’air d’en avoir un souvenir ému mais en réalité je ne l’ai jamais connu. C’est ma mère qui m’en parlait souvent gamin. Elle m’en parlait avec tristesse.
Tiens, et si on sortait. Le jour se lève. »
Oubliant que des combats avaient dû avoir lieu dans la nuit, nous sortîmes dans la rue en direction de l’île de la Cité et du quartier latin.
Nous arrivâmes sur des barricades installées devant l’église de Saint-Nicolas-du-Chardonnet. Le sacristain vociférait devant l’église. Il semblait avoir été expulsé.
Je me retournai alors pour voir si Pierre Auguste fut toujours là, je le vis fuir et je lui criai alors « mais t’en va pas, il y a encore tellement de choses que je ne sais pas sur toi » puis mon regard revint à sa position initiale en direction des barricades. J’eus à peine le temps de m’apercevoir que je reçus une balle en plein front que je me réveillai en sursaut, mes jambes secouées par un spasme.
Ce ne fut donc qu’un rêve. Et pourtant…
Pierre Auguste est enterré à Paris, au cimetière de Montparnasse avec sa femme décédée avant lui quand elle avait 26 ans. Il est également enterré avec son fils Albert (rapatrié depuis Bordeaux, lieu de son décès en 1952).
Le caveau existe toujours et il est toujours entretenu par la famille.
FIN
1 page 15 de « Mémoires d’un communard : des barricades au bagne » de Jean Allemane.
2« Bon Dieu, tu ne serais pas un de ces vauriens venus de loin qui courent les rues de Paris en quête d’aventure et qui n’a pas plus de cervelle qu’un jeune faon ? »
3 Pour obtenir le brevet de libraire entre 1810 et 1870 en France, il faut présenter un certificat de bonne vie et de bonne mœurs et un certificat de capacités. Le premier témoigne des relations de bon voisinage comme de la réputation morale et financière grâce au soutien de commerçants de quartier. Le second prouve la bonne insertion professionnelle en convoquant des confrères. Une enquête est enfin menée pour valider l’obtention du brevet.
4 Il vendait notamment des livres de Paul de Kock et de Pigault-Lebrun, ouvrages condamnés et donc retirés de la vente.
5 Le bourrelier travaille la bourre et le cuir afin de réaliser des pièces d’attelage pour le travail des chevaux.Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Bourrelier
Ce qu’il me reste à creuser :
Son ami Albert MALLET a pour mère une DE SAINT DENIS. Donc Pierre-Auguste et lui étaient sûrement cousins mais des cousins très éloignés (douzième degré) donc ça compte pas vraiment dans ce genre de région. Mais le savaient-ils seulement ?
Ce qu’il me reste à relater à propos de Pierre-Auguste :
Le large entourage de libraires de Pierre-Auguste
la rencontre de sa fille et de son gendre LETAROUILLY (entourage libraire)
la rencontre de sa deuxième fille et de son gendre BOUET (entourage parisien)
la rencontre de son fils et de sa bru (entourage BOUET du Mans)
En plein confinement pour endiguer le coronavirus, je suis dans notre nouveau chez-nous, à Bordeaux.
Et en déballant les cartons de déco pour réfléchir à l’aménagement de notre maison, je fais cette incroyable découverte. Le manuscrit suivant :
Janvier 1899, Paris,
Mes biens chers enfants, je ne suis pas encore tout à fait sénile pour ignorer que ma fin est proche. Aussi ai-je décidé de rappeler aux plus jeunes d’entre vous qui j’étais pour qu’on ne m’oubliât que le plus tard possible. Vous savez que votre grand-mère Loulou est une créole blanche de Guadeloupe. Vous savez au moins cela, c’est certain.
Mais saviez-vous que lorsque j’étais plus jeune, Louise Comon était un nom à Basse-Terre. Ô, sans doute pas autant que le vôtre à l’heure actuelle et à travers le Monde. Mais à la Guadeloupe, nous étions une famille respectée. Pour nos valeurs, notre situation et notre mérite.
Basse-Terre, au Sud de la Guadeloupe
Mon grand-père Comon était montalbanais. Il était né à Montauban. Il s’était trouvé une situation de marin qui l’avait amené à Toulouse. L’effet de la marée comme il aimait à le dire l’avait charrié le long de la Garonne jusqu’à Bordeaux, ville depuis laquelle il consentit à partir pour la Guadeloupe. C’était un sacré personnage.
Mais le premier de la famille à être venu sur l’île de la Guadeloupe est à trouver du côté de maman. Son histoire nous ramène au début de la colonisation de cette île.
Mon aïeul Robert est arrivé là-bas dans les années 1640. Il s’était engagé pour trois ans. Aujourd’hui, nous ne savons plus trop bien dans la famille d’où il venait exactement. Il est couramment admis qu’il partit de La Rochelle mais rien ne le confirme ; le temps a fait son œuvre et l’oubli de l’origine a laissé place au souvenir émouvant de son aventure que je m’en vais vous conter.
Robert Duperray, notre aïeul donc, vivait dans la misère, sans le sous et pourtant l’envie et le courage s’ajoutaient à son ambition. La naïveté de sa jeunesse surtout l’avait poussé à accepter ce fameux contrat de trois ans qu’on lui proposa. Un contrat qui allait l’engager pour beaucoup, plus qu’il ne l’aurait jamais cru. Mais il était jeune et ne se rendit pas compte à l’époque de ce qu’était un contrat d’ « engagé ». Il sut bien après et à ses dépens ce que c’était. Un contrat de trois années pendant lesquelles il devait être littéralement l’esclave de son maître qui lui aura au préalable acheté le billet d’aller pour le Nouveau Monde. A l’issu de ces trois ans, le maître relâche l’engagé avec une somme qui permettra à ce dernier soit de repartir pour la métropole soit de s’installer et pourquoi pas de devenir maître à son tour. Une fois signé, pas moyen de se défaire de ce maudit contrat.
Pendant ces trois années donc, le maître demandait à l’engagé de cultiver ses terres car la condition pour que le Seigneur de la Guadeloupe ne confisquât pas la terre confiée au maître, c’était que cette terre donne des fruits sous deux ans.
Robert arrive donc à la Guadeloupe dans les années 1640. Il n’est même pas majeur. Lui restait-il une quelconque famille pour en arriver à cette extrémité ? N’avait-il donc à ce point pas le choix pour partir dans une telle galère ? On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans. Et justement Robert avait dix-sept ans.
Il était brun, assez trapu, assez petit, la barbe hirsute et noire. La traversée de l’Atlantique avait ce je ne sais quoi d’excitant mais de dangereux aussi. Il avait été décidé par les maîtres qui payaient le voyage de faire des économies de bouts de chandelles, mais évidemment les vivres prévues ne pouvaient suffire à nourrir à la fois un équipage et un groupe d’engagés adolescents durant les semaines qu’allaient durer le voyage. Fatalement, des morts étaient à déplorer parmi les engagés. Robert, lui, sortit indemne de cette première épreuve. La Guadeloupe en vaudra-t-elle vraiment la peine ?
En tout cas, Robert alla au bout de ses trois ans. Avec ce qu’il gagna, il acheta une toute petite langue de terre. A Basse-Terre qui n’était pas encore un bourg mais un simple endroit dénommé vaguement ainsi. C’est, en fait, le nom pour désigner un espace qui se situe tout au sud de l’île de la Guadeloupe. Et Robert, cet ancien engagé, décida de se marier avec Marie qui était issue d’un commerce de femmes assez obscur et sur lequel les autorités fermaient les yeux au regard de la cruelle carence de femmes sur l’île.
N’écarquillez pas les yeux ainsi mes chers enfants. Tout cela n’a l’air d’être sorti que d’une fable, c’est pourtant la vérité. Ces temps-là ne correspondent pas à notre époque bénie, voyez-donc la chance que vous aurez d’être des adultes du XXe siècle.
Robert et Marie se retrouvent donc dans les années 1660 à Basse-Terre, sur cette minuscule exploitation qui était toute leur vie. Ce territoire dont Robert était le roitelet ne lui servira qu’à vivre et non à s’enrichir véritablement. Malgré tout, il put faire l’acquisition d’un nègre à peine plus jeune que lui qu’il acheta à un bon prix. Cet esclave acheté à un négrier et dont ne voulaient pas les manufactures de sucre fera très bien l’affaire – se dit alors Robert – pour l’aider dans son exploitation de rien du tout.
Petite précision que je souhaite vous apporter : le système esclavagiste s’était justement mis en place à partir de ces années-là car elles correspondent à la Révolution Sucrière (1664). Or les plantations de cannes à sucre demandent beaucoup de mains d’œuvre. De plus, le nombre d’engagés chutait car tout le monde en métropole avait désormais connaissance des conditions de vie des engagés. Enfin, les îles alentours ainsi que les côtes brésiliennes trafiquaient déjà depuis des dizaines d’années avec les navires négriers pour acheter des esclaves africains.
Source : Les maîtres de la Guadeloupe, propriétaires d’esclaves, 1635-1848 de Frédéric Régent (Editions Tallandier)
Ainsi Robert s’était élevé dans cette société naissante de la colonie créole de la Guadeloupe à force de travail. Certes Robert s’éleva socialement, mais si peu finalement. D’autres à côté construisaient des fortunes colossales basées sur des montages financiers complexes et industriels, à l’aide de centaines d’esclaves. Mais Robert ne pouvait réunir un capital suffisant pour investir dans la production de sucre par exemple. Aussi produisit-il du tabac. La marge était faible mais les quantités exportées n’étaient pas négligeables. Surtout qu’en Europe, le produit se démocratisait et –oserais-je le dire- faisait un tabac.
Ainsi vécurent Robert, Marie, leurs enfants et leur nègre.
Robert maria sa fille Marie à Thomas, le fils d’un copain engagé. Thomas était donc le fils d’un bon copain de Robert, un copain qui avait les mêmes valeurs et qui avait connu les mêmes galères.
Marie et Thomas, ce couple d’enfants d’engagés marièrent leur fille Catherine à Pierre, un bordelais qui était venu tenter sa chance en tant que négociant. La stratégie matrimoniale était double.
Pierre s’intégrait ainsi à la société guadeloupéenne dans laquelle on commençait à ne pouvoir pas rentrer si facilement. Catherine, elle, s’enrichissait par son mariage avec un négociant de métropole.
En effet, en 1714, date à laquelle nous nous trouvons désormais, la production de sucre, de tabac, de coton, de vivres, de cacao, de gingembre et même d’indigo (!) était telle qu’un commerce transatlantique se mettait sérieusement en place.
Le bourg de Basse-Terre qui n’était qu’un amas d’entrepôts pour ce commerce océanique devînt l’épicentre économique -avec Pointe-à-Pitre- de la Guadeloupe.
Une église se construisit même.
Des maisons coloniales en bois peints, souvent en blanc, parfois en couleur poussèrent ici et là autour de cette agitation ambiante qui caractérisait désormais Basse-Terre.
Pierre et Catherine vécurent de ce commerce et louèrent Dieu chaque jour pour leur vie qui restait simple mais non sans avantage.
Le couple disposait, en effet, de quelques domestiques ou hommes robustes pour décharger les navires. Trois ou quatre esclaves noirs, en fait, qui aidaient donc Pierre dans son métier de négociant.
Foi en Dieu donc qu’ils louèrent aussi souvent que possible. Loyauté envers le Roi également. Pour ce Roi de France qui permit d’ancrer une institution coloniale des plus solides et avec laquelle Pierre et Catherine comptèrent chaque jour pour leur survivance.
Leur fille Thérèse, comme toute fille créole, était drôlement convoitée. Il fallait décider d’un mariage avantageux pour Thérèse. Désormais la famille d’anciens engagés était devenue une famille de petits négociants paisibles mais aspira à beaucoup plus sans vouloir cependant atteindre des étoiles brûlantes dont une prétention hasardeuse les aurait perdus.
Ils marièrent donc Thérèse à Joseph, un artisan marseillais venu à la Guadeloupe dans un but bien précis. Grâce au Roi encore.
Ce milieu des maîtres artisans est à la lisière de celui des compagnons-ouvriers qui partent pour les îles pour obtenir la maîtrise. 3 années suffisent aux colonies contre dix en métropole. Voyez donc, mes chers enfants, comme mon arrière-grand-père ne pouvait se dessaisir d’une telle opportunité.
Son fils, mon grand-père et sa belle-fille, ma grand-mère, subiront quant à eux les affres de la Révolution française importées de métropole à la Guadeloupe.
Bien que dans la plupart des cas, les négociants étaient de fervents patriotes républicains pour des raisons plutôt socio-économiques, plus que par idéologie, ce ne fut pas le cas de notre famille.
Précision : on peut voir l’antagonisme entre négociants et sucriers selon le schéma suivant : négociants/bourgeois/républicains vs manufacturiers du sucre/aristocratie coloniale/royaliste/maître de l’économie locale
Notre famille eut surtout peur il faut bien l’avouer. Les familles de mes grands-parents bien que négociants émigrèrent avec d’autres (royalistes, manufacturiers de sucre) sur l’île suédoise de Saint-Barthélemy. En 1797, mes grands-parents Thomas et Jeanne se marièrent donc sur cette île d’émigration. Ils revinrent par la suite à la Guadeloupe dès le retour au calme assuré par Bonaparte. Ma mère arriva au monde en 1803. Nous avions passé l’épisode révolutionnaire sans trop souffert, en retrouvant nos maisons et en conservant nos esclaves qui ne nous avaient pas quittés pendant l’épisode révolutionnaire. Ils étaient au nombre de sept à cette époque. Du très petit (trois ans) qui ne travaillait évidemment pas au vieux nègre de soixante ans qui servait de domestique.
En 1838, ma grand-mère devenue veuve affranchit tous les esclaves sauf une pour laquelle elle portait une douce affection, ainsi que son enfant de 4 ans qu’elle désirait élever et éduquer pour le service.
La liberté de Tous rentrait dans les mœurs coloniales. Tout le monde commençait sérieusement à affranchir leurs esclaves, hormis les manufacturiers qui possédaient 80% des esclaves. Et c’est pourquoi la seconde abolition de 1848 fit beaucoup moins de bruit que la première.
Je suis née en 1836 alors j’ai connu tout cela enfant. L’état des choses était ce qu’il était et ne me choquait pas. Non, ce qui me choquait par contre c’était l’abus de pouvoir de certains maîtres. A l’époque l’affaire « Lucile » avait fait grand bruit et participa à l’évolution des mentalités vers la liberté de tous les esclaves pour cesser ces excès.
Je levai alors les yeux de ma lecture et m’intéressa à cette affaire Lucile que je ne connaissais pas. Après quelques recherches, je vous la raconte pour mieux comprendre ce que voulut dire Grand-mère Loulou. Voici donc l’histoire de Lucile, l’esclave noire, qui fit scandale à l’époque.
Lucile a été enfermée le 14 juillet 1838, pendant 22 mois dans un cachot d’une profondeur de 3 mètres, d’une largeur de 2 et d’une hauteur d’1 mètre 20. La solide porte cadenassée était d’une dimension de 83cm de hauteur sur 50 cm de large.
Lucile témoigne : « sans le secours de mes enfants [esclaves du même maître], on m’aurait laissée dans mes ordures, et j’étais couverte de vermine »
Elle maigrit et souffrit beaucoup.
Le 14 mai 1840, le parquet de Pointe-à-Pitre reçoit un signalement de cas de traitement inhumain à l’égard d’un esclave. Dans ces circonstances, la visite d’un magistrat est autorisée. Le procureur du roi constate le flagrant délit et Lucile est libérée.
Mais c’est ici que l’affaire se complique. Le maître est acquitté car il reçoit d’autre part des témoignages positifs de certains de ses esclaves. Non pas qu’il les eut menacés ou payés, mais la relation entre maître et esclaves est complexe, inégale et variée.
Quoi qu’il en soit, Lucile doit être remise à la vente. Elle ne peut pas être revendue à son ancien maître bien entendu. Sauf que ce dernier utilise un prête-nom pour acheter Lucile. C’est en fait un ami (mais pas un ami officiel ou connu) qui fera l’achat de Lucile à sa place.
Heureusement qu’avant de confier Lucile à son nouveau maître, l’administration judiciaire eut l’intelligence de vérifier les probables collusions entre l’ancien et le nouveau maître.
Finalement, Lucile sera retirée de la vente et elle sera plutôt remise aux ateliers coloniaux (les plantations qui rassemblent les esclaves appartenant au roi) où elle est rejointe par son fils Bertrand de 14 ans.
Sans esclave et sans aide, nous devions désormais penser à nous créer une situation. Notre génération a été un tournant dans l’aventure antillaise.
Fini les négociants dans la famille. La situation avait changé, ce n’était plus possible. L’économie était ailleurs. En 1857, je fis un beau mariage et m’allia à Georges, ingénieur des Ponts et Chaussées. Place aux grands travaux qui allaient transformer l’île pour en faire un bout de France comme un autre, un morceau de civilisation perdu en Atlantique, dans le Nouveau Monde, au milieu des Caraïbes.
Mais, en réalité, la génération charnière fut celle de mes enfants.
Pour la majorité d’entre eux, ils choisirent une autre colonie plus prometteuse désormais que la Guadeloupe : la perle de l’Orient.
Oui, mes enfants partirent pour l’Indochine et des aventures vous savez qu’il y en eut, mes chers enfants. Et il y en aura. Alors ce sera à votre tour de les raconter à vos propres enfants pour que perdure l’histoire de notre famille.
Soyez fiers de ce que vous êtes mes enfants et soyez assurés que nous avons mis en œuvre tout ce qui était dans notre pouvoir pour vous offrir la meilleure vie possible dans le respect du dessein de Dieu.
Grand-mère Loulou (Louise Comon)
Pour écrire cet article, je me suis beaucoup renseigné sur le sujet. Je répondrai donc avec grand plaisir à toutes les questions que vous pourriez avoir.